Depuis Durban, on remonte la côte vers le nord. Une centaine de kilomètres sur la N2 avant de bifurquer dans les terres du KwaZulu Natal. La piste nous mène à Ntambanana, un village aride et poussiéreux abritant quelques milliers d’habitants dans des rondavels sous les toits de taules. Au bord de la route principale, trône une seule et grande pancarte : « Thula Thula Game Reserve ».
Chaque matin, une caresse pour les chiens et un coup d’oeil aux éléphants par la fenêtre. Françoise ouvre ses e-mails, vérifie le compte en banque, prend des nouvelles de son personnel, et s’assure que tous les animaux vont bien.
Auteure du livre « Un éléphant dans ma cuisine » et propriétaire des lieux, Françoise Malby évolue dans le décor idyllique d’un grand jardin hissé au sommet d’une colline. La démarche élégante et un large sourire, Françoise a la classe dans le bush. Habillée tout de kaki et camouflage tendance, ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules. Elle est pimpante : « La Parisienne du passé a bien disparu, je mets une heure pour me maquiller ! »
Françoise est arrivée en Afrique du Sud il y a exactement la moitié de sa vie : 33 ans. Ce soir, devant une assiette de poulet au chocolat, « mes cuisinières sont incroyables, elles m’ont toujours suivi dans mes délires culinaires… », notre hôte rit et se raconte.
Françoise a grandi dans une petite ville minière de l’Aveyron. Deux frères, une petite sœur, des parents médecins, mais pas un chat ni même un poisson rouge qui tourne en rond à la maison. À l’époque, Françoise n’aime pas les animaux, elle en a même peur : maintenant qu’elle vit entourée du Big Five, ses amis de Paris rigolent bien, « car à l’époque je changeais carrément de trottoir si je voyais un chien ! »
Jeune femme, elle grandit entre Cherbourg et Montpellier avant de se lancer dans des études de lettres, puis dans un DGSE Gestion Commerce International : « Je parlais anglais, espagnol, italien, je voulais voyager », raconte-t-elle, « j’ai fait des stages universitaires au Venezuela avec le centre Français du commerce extérieur, j’ai été assistante de Français à Londres pendant deux ans, fait des stages de professeure aux Etats-Unis… ». Françoise vogue de continent en continent. Un appétit de découvertes qui grandit et ne connaît pas de frontières.
« J’ai toujours voulu vivre à l’étranger », se souvient-elle. Elle aime la France, mais son coeur d’aventurière bat plus fort encore. « Je ne savais pas où, mais je savais qu’un jour je partirai ».

Puis, il y a eu le grand soir
Alors qu’elle est en déplacement à Londres un soir d’hiver, elle ne se doute pas qu’une rencontre va chambouler sa vie. Déjà en retard, Françoise attend désespérément un taxi quand le portier de l’hôtel lui propose de partager un véhicule avec l’homme au bout de la file : « Nous étions le 15 janvier 1987, je me suis penchée, le mec était habillé avec une espèce de veste en plastique, il ne ressemblait à rien. J’étais de mauvaise humeur, il faisait -17 degrés, j’ai dit : non je ne veux pas partager mon taxi avec ce mec là ! », raconte-t-elle avec humour comme si c’était hier. Punie pour sa mesquinerie, aucun VTC ne se présente. Françoise rentre dans le hall de l’hôtel, le mec était là. « Il ne faisait pas du tout anglais, dans un accent délicieux, je lui dis : vous ne voulez pas que je vous aide ? Vous avez l’air d’un étranger, je sais prendre le métro à Londres, j’y ai vécu pendant deux ans… » Il est Sud-Africain et a rendez-vous au même endroit, à la même heure. Coïncidence assez extraordinaire. Ce soir là, Françoise sort avec une amie écouter du jazz au Rony Scott. « Je l’ai invité à nous rejoindre. J’adore le jazz. » Il est venu. Puis, quelques semaine plus tard il vient à Paris, elle va en Afrique du sud… « Et c’est comme ça que j’ai rencontré mon futur mari, Lawrence ! » Elle éclate de rire.
« J’ai tout quitté »
Le 30 décembre 1987, Françoise déménage. Elle avait entendu beaucoup de mal de l’Afrique du sud. Il y avait encore l’Apartheid. Pourtant, « j’ai trouvé ce pays extraordinaire. J’étais très indépendante, j’avais une belle vie à Paris, tout le monde m’a dit que j’étais complément folle ! » L’adaptation a été difficile : nouveau pays, nouvelle langue, nouvelle culture. A ce moment là, Françoise a 33 ans. Elle n’est pas une femme au foyer, hors de question de se marier ou d’avoir des enfants, ce n’est pas du tout son truc. Elle commence par donner des cours de français à l’Alliance Française, puis démarre un business d’accessoires de mode. « Tout le monde me disait : oh qu’est ce que vous êtes bien habillée ! J’étais soit disant habillée comme un top modèle, mais selon les standards parisiens j’étais habillée normalement. Ça a très très bien marché ! Je vendais à Johannesburg, à Pretoria, à Cape Town… C’était très créatif. » Alors, pendant dix ans, elle vend ses collections assez uniques à des boutiques et à des défilés de mode.

Un jour, Lawrence lui annonce qu’il a décidé d’acheter une petite réserve dans le Kwazulu Land. « On était déjà venus par là, c’était une réserve de chasse… Le proprio avait hérité sur un plateau de la réserve de papa à 25 ans et tout décimé. On ne pouvait même pas voir un impala… Il a tout détruit toute sa vie et à 50 ans, il a fait faillite. » Le couple achète alors pour pas trop cher.
Mais avec Lawrence, il n’y avait pas vraiment de plan. Françoise lui dit : « Mais ça coute de l’argent de maintenir un truc comme ça ! Il faut refaire les routes, payer la sécurité contre le braconnage… » Ils commencent alors à louer des petites huttes… « Toutes petites, moches comme tout ! Il aurait fallu me payer pour dormir dans un truc comme ça ! », avoue-t-elle en riant. Quand ils vendent la maison de Durban, Françoise se retrouve ici à temps plein. « L’adaptation a été très dure. Je trouvais déjà Durban petite par rapport à Paris, alors là, au fin fond de la brousse ! »
Des coups de feu résonnaient sans cesse. Françoise ne sait même pas ce que signifie ‘conservation’ à cette époque. Elle panique. Elle ne comprends pas la violence du braconnage. Jusqu’à ce qu’elle réalise que le manager qu’ils avaient employé organisait lui même le braconnage ! « Le mec c’était un ancien policier, un mec désagréable. Il avait toujours dit : on ne peut jamais coincer un policier. »
Quand ils ont réussi à le coincer, il est sorti le soir même de prison, grâce à une caution de 1000 rands, à peine 50 euros. Le karma l’a retrouvé ensuite.
Ce sont ses éléphants qui font la fierté de Thula Thula
Les débuts étaient terribles financièrement. En 1999, ils construisent le lodge avec des dettes par dessus la tête. « On était une toute nouvelle réserve parmi les grandes réserves où l’on pouvait déjà voir le Big Five. », se souvient Françoise, « On avait à peine sept chambres et sept éléphants, qui étaient un peu difficiles à trouver ! ».
Ce n’était pas n’importe quel troupeau. Françoise et Lawrence ont accepté d’accueillir un troupeau de sept éléphants « à problème », qui s’échappaient sans arrêt de leur réserve. Ils n’y connaissaient absolument rien. Ce sont ces beaux pachydermes qui ont inspiré le livre de Lawrence « The elephant whisperer », l’homme qui murmurait à l’oreille des éléphants. « Ils ont failli nous tuer une fois ou deux, raconte Françoise, mais on a survécu. Mon mari les calmait. Il leur parlait, leur chantait des berceuses, il a tout essayé ». Ils ont été le début d’une grande aventure. Le couple avait tout à apprendre. Sur le tas, ils ont lu, écouté, testé, eu les plus grandes frayeurs et les joies les plus profondes. Aujourd’hui, ce sont 29 éléphants qui font la fierté de Thula Thula.

Six mois à essayer de tout gérer toute seule
En 2003, en regardant CNN, Lawrence décide de partir au milieu de la guerre d’Irak pour sauver les animaux du zoo de Bagdad. Il était comme ça Lawrence. Impulsif, fervent défenseur, engagé. Ce jour là, il dit à Françoise : « Je reviens dans deux semaines ». Il est revenu 6 mois après ! « Je suis restée seule pendant six mois ici, à essayer de tout gérer. » A cette époque, Françoise n’est pas du tout respectée. « Une femme, une étrangère, et une blonde en prime ! » Aujourd’hui, elle a une équipe du tonnerre. « Je gère l’équipe de manière démocratique, on ne peut pas tout savoir, donc on prend les décisions ensemble et comme ça on arrive à des résultats extraordinaires. »
Quand Lawrence est revenu à Thula Thula, il s’est mis à écrire des bouquins, sans succès, la guerre d’Irak, les gens s’en foutaient en Afrique du Sud. Pendant ce temps là, Françoise est sur tous les fronts : gestion, marketing, réservations, formation des cuisinières du lodge… Elle tient le coup.
Le couple croule sous les dettes quand Lawrence fait une première crise cardiaque. Un coup dur : « S’il arrivait quoique ce soit à Lawrence, je me retrouvais sans rien. Lawrence ne voulait pas, mais il nous fallait une injection de capital, si on ne s’associait pas, on perdait tout ce qu’on avait construit depuis huit ans. »
Pas facile de trouver un associé quand on ne gagne pas d’argent et qu’on a des dettes. Quelque chose de magique s’est produit et un couple d’Iraniens charmant est tombé amoureux de Thula Thula. Grâce à cette belle injection de capital : « On a pu payer toutes nos dettes, construire le camp de tentes, construire la suite impériale, le centre de conférence… Ça a été phénoménal ! » Si Thula Thula n’a plus d’associé aujourd’hui, Françoise raconte cette aventure avec beaucoup de gratitude. Ce sont ajoutés à la réserve, huit tentes et huit chambres lodge. « Ça nous a fait grandir d’un coup, et on a enfin pu commencer à marcher, à faire du marketing ».
Thabo et Ntombi
Et pendant ce temps là, deux petits rhinocéros orphelins sont arrivés dans la réserve, « Thabo et Ntombi ont été élevé comme des chiens, au beau milieu des clients, c’était extraordinaire ! », mais qui dit rhinos, dit braconnage. Des réseaux entiers organisent le braconnage comme les pires trafics de drogue. Les cornes des rhinocéros se revendent à plus de 90 000 dollars pièce. Au-delà du fait que l’anti-braconnage coûte une fortune, c’est une angoisse permanente. Les rhinos sont habitués à la présence humaine, quand ils étaient petits, les soigneurs animaliers s’occupaient d’eux et leur donnaient à manger toutes les quatre heures, comme des bébés. Maintenant qu’ils sont grands, Thabo a fêté ses douze ans, ils sont en liberté sous garde armée, « on est obligés », souligne Françoise. Grâce à des dons conséquents de clients, Mona et Sisi, sont à leur tour arrivés à Thula Thula.
Le grand vide
Début 2012, les affaires vont plus ou moins bien. Françoise et Lawrence se donnent du mal, mais arrivent à survivre et sortir la tête des dettes. Mais quelques mois plus tard, bouleversement. Le 2 mars 2012 à 7h du matin, le téléphone sonne : Lawrence est décédé. C’était sa troisième crise cardiaque. « Il était à Joburg, avait écrit trois bouquins, on ne se voyait pas beaucoup… », contextualise Françoise, émue.
Quand il est décédé, tout le monde a cru que Thula Thula allait fermer. « Je n’existais pas. Personne ne me connaissait car je faisais tout le temps la promotion de Lawrence », réalise aujourd’hui Françoise, avant d’enchaîner avec sarcasme, « les gens me prenaient probablement pour la blonde en train de tricoter au bord de la cheminée! »

Adversité
Une étape extrêmement difficile à passer. A cette époque, résilience et persévérance ont été les maîtres mots de notre chère optimiste qui ne baisse jamais les bras. Deux semaines après décès de Lawrence, c’est l’hécatombe : « Thabo se fait attaquer par les braconniers, on me dit qu’on a trop d’éléphants et qu’il va falloir en zigouiller… » Françoise était épuisée. Elle se souvient que les rivalités cette année là ne cessaient de croître : « Des gens voulaient me renvoyer en France, j’étais étrangère, j’étais une femme, je ne connaissais rien à la conservation des animaux. Certains me disaient de rentrer à Paris… Mais c’était chez moi ici, j’avais mes chiens, j’avais ma vie, entre la construction, la décoration, l’organisation du personnel, tout, c’était tout moi. » La mémoire se noie parfois dans l’humilité. Mais pour Françoise, rien n’est impossible. Il ne faut pas rester sur un échec : « Never give up ! »
Beaucoup de lecteurs de « L’homme qui murmurait à l’oreille des éléphants », de Lawrence Anthony se demandaient quelle serait la suite. Et la suite s’appelle Françoise. Cette expérience lui a permis d’enfoncer les portes. De sortir de sa zone de confort et de foncer, à la mémoire de Lawrence… En 2013 sont nés de nouveaux projets, notamment l’extension de Thula Thula et la création d’un sanctuaire pour les animaux orphelins pour lequel Françoise a reçu un don phénoménal d’une organisation autrichienne. Et puis, il y a eu l’écriture de ce livre délicieux : « Un éléphant dans ma cuisine », comme un exutoire. Tellement de choses arrivent, bousculant le quotidien, « on ne peut pas ajouter des chapitres tout le temps », réalise aujourd’hui l’auteure. Alors, elle se lance dans un second ouvrage !
En grande optimiste, elle a cru que tout allait s’arranger, mais deux ans plus tard, deux rhinocéros sont assassinés, la pandémie de Covid débarque. Décidément, Françoise n’est jamais au bout de ses surprises. Pour autant, nous rencontrons une femme hors normes. Un sourire radieux, une énergie débordante, mais surtout une dirigeante humaine, passionnée et passionnante. « On peut tout apprendre, si on le veut », raconte l’ex-Parisienne issue du monde de la mode, qui a tout appris sur le tas, au cœur du bush. « Une chose est sûre : on partage la passion et l’amour de Thula Thula avec les membres de l’équipe ». À Thula Thula, la relation avec les animaux est singulière. « Ici, tous les animaux ont un nom. Chacun de nos éléphants a une carte d’identité avec sa date de naissance, son prénom qui raconte une histoire, ses enfants, ses particularités, son caractère, sa personnalité… »
L’aventure continue
Si Françoise a un but dans la vie, ce sont les éléphants qui le lui ont donné : « Ils sont venus me voir plusieurs fois. Ils me regardaient. Comme pour me dire que je n’étais pas seule. Qu’ils étaient là. J’ai eu des coups de blues. Mais il faut continuer. Il faut vivre dans le présent avec la vision du futur. Finalement, il n’y a pas de destination, c’est un voyage non-stop ! »
En Juillet 2018, Françoise ouvre un centre de volontaires. En haut de la colline, c’est Steve qui gère. Quelques modestes tentes qui s’ouvrent sur la savane, un espace sanitaires, une cuisine extérieure où se retrouver autour des repas. Ici, ce sont de jeunes volontaires qui viennent apprendre, partager et comprendre le terrain. Ils veulent être rangers, sauveteurs animaliers, ou sont simplement passionnés et curieux. Un projet éducatif très simple et à la bonne franquette, qui a énormément de succès.
Thula Thula ne dit jamais son dernier mot pour la défense des animaux sauvages. Expansion supplémentaire de 500 hectares, ouverture du centre de réhabilitation… Un projet spécialisé dans la réhabilitation de chats sauvages sud-africains a démarré en 2020 avec l’élégante et timide cheetha sauvage Savannah. La vie dans le bush est sans cesse en renouvellement. Ça n’arrête jamais. « C’est une vie de passion, comme le décrit si bien Françoise. Une vie pour le bien des autres : des animaux, comme des humains. Faire le bien, est une manière de se réaliser, ça offre un sentiment de bien-être et rappelle chaque matin que la vie est belle ! ».
Alors, à défaut de pouvoir ajouter des chapitres à son bouquin, Françoise en écrit un nouveau : “The elephants of Thula Thula” est publié en septembre 2022.