Le chauffeur de taxi
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Août 2013. Je suis en saison à Belle-Île lorsque je décide d’appeler la faculté de Bordeaux. J’avais envoyé mon dossier d’inscription pour un master de communication œnologique plusieurs semaines auparavant. Je n’avais cependant aucune nouvelle de l’administration. Au téléphone, je prends la parole, je demande des nouvelles de mon dossier. Une dame au ton froid et désintéressé me répond : « je suis désolée mademoiselle mais nous n’avons jamais reçu de dossier à votre nom », m’annonce-t-elle. J’insiste. Je me souviens très bien avoir envoyé mon dossier en courrier recommandé, elle continue : « de toute façon, il n’y a plus de place dans ce master. Bon courage mademoiselle. », puis elle raccroche.

J’angoisse à l’idée de ne rien faire. J’explique à mes parents que j’ai besoin de partir, que c’est l’occasion d’apprendre l’anglais. Je m’inscris donc sur des sites pour être jeune fille au pair. Angleterre, Irlande, USA, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande. J’aurais pu me retrouver n’importe où. Mais la première famille à me répondre vient de Melbourne en Australie.

Je m’envole donc au pays des Kangourous, 200$ en poche mais l’esprit libéré. 

J’atterris, et tout se déroule parfaitement. Je quitte ma famille d’accueil après deux mois de bons et loyaux services et je m’installe dans une collocation dans le centre de Melbourne. Je cherche alors un nouvel emploi comme serveuse ou barmaid, comme tous les expats que je rencontre ici. Mes recherches rament un peu. Je fais plusieurs essais dans des bars, des restaurants, mais rien. J’ai quand même le moral, je m’amuse, je me fais des amis qui sont encore des piliers dans ma vie d’adulte aujourd’hui. J’ai 21 ans, nous fêtons l’arrivée de l’année 2014, je ne m’inquiète de rien et je croque la vie.

L’histoire que je vais raconter est un peu floue.

L’histoire que je vais raconter est un peu floue. J’en garde en mémoire les grands axes. Je ne sais même plus si les parties sont dans l’ordre, si certaines sont des rêves, des interprétations.

Tout commence lorsque je rentre d’une soirée. J’appelle un taxi pour rentrer chez moi, à Exhibition Street dans le CBD. Un jeune pakistanais, la vingtaine, me ramène jusqu’à chez moi. Nous prenons le temps de discuter, de tout et de rien : « comment es-tu devenu chauffeur de taxi ? », « oui, je cherche un taf en ce moment, serveuse, barmaid, si jamais tu as des plans ». Je ne me souviens plus de son nom. Il était assez costaud, une tête ronde, une peau dorée, souriant, une voix rassurante. Le genre de personne qui peut rapidement devenir mon ami. Il me répond : « mon frère gère une pizzeria pas loin, si tu ne trouves rien rappelle moi et je pourrais lui demander », il me tend alors un papier avec son numéro, « tiens, si jamais tu galères appelle-moi ». J’ouvre la portière et je rentre chez moi.

Je monte à l’avant de sa voiture, je claque la porte, il démarre.

J’ai vraiment eu un bon feeling avec ce jeune homme. J’ai gardé son numéro. Et quelques semaines plus tard, toujours à la recherche d’un taxi pour rentrer d’un dîner de chez des amis, je l’appelle : « hey, tu vas bien ? Dis-moi, je suis avec 3 amis là, on cherche un taxi pour rentrer dans le centre, tu serais dispo par hasard ? », au début il me dit que non. Pas grave, nous essayons d’en trouver un autre. Mais nous sommes loin du centre, peu de taxis, que des refus. Puis, mon chauffeur me rappelle : « c’est bon je me suis libéré, vous êtes toujours là-bas ? – ok j’arrive ». Yes, on va pouvoir rentrer. Je me vante auprès de mes amis : « vous avez vu ? J’ai bien fait de garder son numéro ». Il arrive, toujours aussi sympathique, mais plus il parle, plus il m’a l’air arrogant, mais rien de bien marquant. Il nous ramène chacun chez nous. Merci, au revoir.

Quelques jours plus tard, il m’appelle : « alors, tu as trouvé un travail ? J’en ai parlé à mon frère et il me dit que le mieux c’est que tu ailles directement le rencontrer à la pizzeria. Je suis dispo cet après-midi si tu veux, je peux t’amener ». Je dis oui. Il arrive à 15h en bas de l’immeuble. Plus l’heure approche et plus je me demande pourquoi je fais ça. Je me dis que la pizzeria doit être à côté, accessible à pied. J’ai l’impression que c’est ce qu’il m’avait dit. Je ne sais plus. 15h, je descends. Je le vois, dans son taxi, garé en double file. Je lui dis alors : « essaye de te garer je t’attends ici », il me répond : « non monte ! c’est un peu plus loin par là-bas, je préfère y aller en voiture », dans la précipitation, les klaxons qui résonnent derrière lui, je monte à l’avant de sa voiture, je claque la porte, il démarre.

On papote de tout et de rien pendant plusieurs minutes et je commence à me demander où on va : « elle est loin la pizzéria ? en fait j’ai pas beaucoup de temps, j’ai un anniversaire ce soir je dois tout préparer et… », il me coupe : « maintenant que tu es avec moi, on ne se quitte plus ». Mon cœur palpite, je ne comprends pas. Il rigole : « non, ne t’inquiète pas la pizzéria est juste là, je me gare ». On s’arrête devant la pizzéria, je rencontre son frère, on discute, il nous sert une pizza. Je suis rassurée, je me dis qu’ai j’ai eu tort de douter et d’avoir eu peur quelques minutes auparavant. La pizzéria est loin de chez moi. J’explique gentiment que c’est compliqué pour moi de venir travailler ici tous les jours. Le patron comprend, on se dit au revoir. Je remonte dans la voiture du chauffeur de taxi, je suis repue, j’attends qu’il démarre et me ramène chez moi. Apparemment il en a décidé autrement, il reprend la route, dans la mauvaise direction encore une fois. Je suis perdue je ne sais plus où je me trouve. Je ne sais plus de quoi on discute à ce moment précis, je scrute le paysage à la recherche d’un repère, d’un panneau. Je lui demande où on va : « surprise », me répond-t-il. La surprise ne dure pas longtemps, nous arrivons sur le parking du zoo de Melbourne. Je le regarde, il est 17h : « c’est super le zoo, mais tu sais j’aimerais rentrer chez moi j’ai des choses à faire », il me dit que ça ne va pas durer longtemps, que je devrais être contente d’aller voir les animaux. Il se lève, me dit de l’attendre dans la voiture le temps qu’il aille prendre les billets. Encore aujourd’hui je ne sais pas comment expliquer ma naïveté. Je lui obéis, je lui fais confiance, je n’arrive pas à comprendre qu’il puisse me vouloir du mal. Je l’attends. 

Je regarde par la fenêtre, j’attends qu’il se calme.

Il revient, quelques minutes plus tard, énervé. Il tape un grand coup sur le capot de sa voiture. Je panique : “qu’est ce qu’il se passe ?”, il me dit que le zoo ferme ses portes. Il remonte dans la voiture, je sens qu’il est tendu. Son plan ne fonctionne pas comme il le voulait ? Surement. Il repart, je n’ose même pas lui demander où on va de peur de l’énerver encore plus, alors je regarde par la fenêtre, j’attends qu’il se calme. Il prend la parole après quelques longues minutes de silence à marmonner : “je viens d’envoyer un message à mon dealer, j’ai rendez-vous avec lui sur le parking du supermarché”. Je tente encore une fois de lui expliquer que j’aimerais rentrer chez moi, en vain. C’est comme s’il ne m’entendait pas.

Je ne veux pas montrer que j’ai peur.

On arrive sur le parking, il veut que je descende de la voiture : “tu peux aller chercher des feuilles s’il te plaît, c’est dans la boutique juste là, tiens”, il me tend un billet de 10$. Un sentiment très étrange s’empare de moi. Je cours ? Je m’échappe ? S’il me voit fuir, est-ce qu’il va me courir après ? Je demande de l’aide ? Mes jambes m’emmène inconsciemment vers le bureau de tabac, machinalement, je demande des feuilles, je paye et je retourne sur le parking. La voiture n’est plus là. Un mélange de panique et de soulagement se font sentir, j’ai une boule au ventre. J’utilise les derniers pourcents de batterie de mon téléphone et j’appelle plusieurs amis, pas de réponse. J’envoie un message à mes collocs : “HELP”, dans l’espoir qu’ils me rappellent vite. Stéphane, mon ami belge me rappelle : “Allo ?” – “Allo Steph, ouais c’est Gabi. Je ne sais pas où je suis, je n’ai plus de batterie, je me suis fait embarquer par un chauffeur de taxi, je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas où il est, je crois que j’ai un peu peur”, j’entends Stéphane crier au téléphone : “ Quoi ? Tu es où ? Tu vois quoi autour de toi ? Guide moi que je vienne te chercher ? T’es dans le centre ?”, je ne l’écoute pas. Ma batterie lâche d’un coup. Il fait nuit dehors, je n’ai pas regardé l’heure mais il doit être 19h. Les voitures ont leurs phares allumés, le supermarché va bientôt fermer ses portes. Je suis bloquée. 

Au loin, le taxi apparaît de nouveau. Il s’arrête devant moi, ouvre ma portière et me dit de rentrer dans la voiture. Je ne sais pas quelle force stupide me pousse encore à lui faire confiance. Peut-être parce qu’il a l’air plus calme. Peut-être parce que je ne veux pas montrer que j’ai peur. Je monte dans la voiture. Il me dit : “super pour les feuilles, désolé, mon dealer était un peu plus loin j’espère que tu n’as pas attendu longtemps”, “non”. On roule encore, je ne sais pas combien de temps. Et on arrive devant une résidence avec plusieurs petites maisons. Il fait noir dehors, il se gare devant la porte d’une de ces maisonnettes et coupe le moteur. Je n’essaye même plus de lui demander où on est, quelle heure il est. Je suis un robot, un mouton qui suit son berger. Il ouvre la porte, personne. Il est très enthousiaste. Je fais comme si de rien n’était : “c’est très mignon ici, tu habites seul ?”, il explique alors qu’il vit avec son cousin, chauffeur de taxi également. Je retente l’excuse de mon anniversaire, mais il est trop tard maintenant, mon excuse ne fonctionne plus. La vérité, c’est que je veux rentrer chez moi, me mettre sous ma couette et me réveiller de ce cauchemar. 

Il ouvre des bières, les pose dans le salon, sur la table basse. Il allume la télé, se roule un pétard. Il me parle. Je ne l’écoute plus. Je tiens ma bière ouverte serrée dans mes mains. Je ne la bois pas. Lui en boit deux, trois, quatre, il redevient agressif. Dès que je parle, il s’énerve. Il me dit : “tu ne veux pas juste profiter du moment ? on est bien là ? tu passes ton temps à te plaindre !”, alors je me tais. Mon silence est ma défense. 

Il commence à s’imaginer nos prochaines vacances : “ça te dit d’aller en Tasmanie, c’est super beau, il faut absolument qu’on y aille ensemble”, bien sur. Puis il commence à me parler du Pakistan : “tu sais au Pakistan, les filles ne sont pas aussi “libres” qu’en Europe, elles sont plus “sages” que vous les européennes”, je reste sur la défensive, je lui explique qu’il ne faut pas faire de généralités, que certaines pakistanaises doivent se sentir libres de faire ce qu’elles veulent. Je n’aurais pas dû le lancer sur ce sujet. Il prend sa télécommande et commence à diffuser des vidéos pornographiques sur son écran géant. Des femmes voilées apparaissent à l’écran : “tu as raison, certaines d’entre elles sont très libres” me dit-il. Je commence à vaciller. Il se rapproche de moi, essaye de me toucher la main. Je sers fort ma bière pleine, je ne la lâche pas. Je m’écarte légèrement. Il recommence à hausser le ton et change la vidéo par un clip bollywoodien. Il me cri dessus : “danse !”, je lui dis que non, il insiste. Je lui explique que je ne sais pas danser sur ce type de musique. Que je n’ai pas envie, que je veux rentrer chez moi. Il se lève. Mon sang se glace. Il se met alors à danser, il agite ses bras, ses hanches, s’approche de moi, me tend sa main pour que je l’accompagne, je ne lâche toujours pas ma bière et je le regarde, ivre, danser sur du bollywood. Il a l’air heureux. Je n’ai jamais autant angoissé de ma vie. 

Est-ce que ça va continuer longtemps ?

J’entends la porte d’entrée s’ouvrir. Son cousin, lui aussi chauffeur de taxi, vient de terminer sa journée. Il entre dans le salon, me regarde d’un air étonné. Il doit se demander qui je suis et pourquoi son cousin danse devant moi, défoncé et bourré. Les deux cousins commence à parler entre eux, dans leur langue. Je ne comprends rien. Milles idées traversent mon esprit : est-ce qu’il a déjà fait ça à une autre fille ? Est-ce que ça va continuer longtemps ? Est-ce que si je me lève et que je cours assez vite je peux m’échapper ? Ils arrêtent alors de parler. Son cousin me fait un signe de la main et me dit qu’il va me ramener chez moi. Je me lève d’un coup. La fête est finie. Je rentre dans le taxi, les deux cousins sont à l’avant, ils continuent de discuter. Je leur demande de me déposer chez mes amis à St Kilda. Je ne sais pas pourquoi, mais dans ma tête nous étions plus proche de chez mes amis que de chez moi. Le silence se fait enfin entendre dans la voiture. J’ai l’impression que mon chauffeur de taxi vient de se faire gronder par son cousin. 

On arrive bien devant chez mes amis, je descends. Je lâche un “au revoir”, et il me répond “tu me diras pour la Tasmanie, comment on s’organise ?”, je ne dit rien, je claque la porte. La voiture démarre. Il est 00h00. 9h sont passées.

Encore aujourd’hui je me pose beaucoup de questions concernant mon attitude. Comment ai-je pu me laisser embarquer par ce chauffeur de taxi ? Est-ce de la naïveté ? Combien de fois j’aurais pu m’échapper, partir, appeler à l’aide… Pourquoi n’ai je pas réussi à le faire ? C’est bête. C’est inexplicable.

Cette expérience n’a pas impacté la confiance que j’ai pour les personnes que je rencontre. Elle a plutôt détruit la confiance que je pouvais avoir en moi. Je n’arrive plus à me dire que je peux me sauver moi-même de situations alarmantes. Je n’ai pas bougé lorsqu’un frotteur ma caressé la main dans le métro l’année suivante. Je baisse les yeux et j’accélère le pas lorsque je rentre chez moi la nuit et que je croise des visages qui me disent : “hey mademoiselle”. Si je décide d’en parler aujourd’hui, c’est parce que j’entends encore trop d’histoires d’amies, de collègues, de cousines, de sœurs, de mères, de filles, de femmes qui quotidiennement subissent le harcèlement. Et ce n’est pas normal. Ce n’est pas à nous de nous remettre en question. Alors partageons, parlons, soutenons-nous. Avançons. 

 

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La question Fler :
De qui ferais-tu le portrait ?

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