Sur la Route C27
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Il est de ceux qui réveillent le vivant. De ceux qui ouvrent le cœur et te font avancer. La Namibie. De ses paysages époustouflants à ses routes glissantes. Récit d’un voyage indélébile.

On les appelle les « gravel road » : de la tôle ondulée couverte de sable et de graviers, le tout bien tassé sur le sol brûlant de Namibie. Je suis sur la Route C27. Le fil d’asphalte ondule doucement à flan de falaise entre le désert et l’océan. J’en prends plein les yeux. Sous la lumière qui se tamise, je fais tourner la molette du volume et trace. Un sentiment de liberté s’empare de tout mon corps. Je souris. La pente raide s’est adoucie à ma gauche. Plus rassurée, j’accélère.

Je dois être à 70 ou 80km/h. Plus rien ne bouche l’horizon. Excepté le soleil, qui se couche droit devant. La route file, sans fin. Céline Dion hurle dans les enceintes, et je lui hurle dessus : « Ainsi passent mes heures au rythme entêtant des battements de mon cœur ! ». Je n’ai pas croisé une seule voiture depuis des heures. Mes pensées se bousculent dans la lumière dorée. Je veux parcourir le monde et ses cultures. Je veux sillonner les routes. Je sais que mon cœur est né voyageur. Mais une fraction de seconde suffit à tout interrompre.

Plus rien. J’ai pris un ticket pour le grand huit ! Un, deux, trois, quatre, cinq… Je me suis arrêtée de compter. Je perds le contrôle du véhicule. Je voltige. Le dernier tonneau m’a laissé la tête à l’envers. En suspension au-dessus du pare-brise explosé. Mes bras sont restés tendus comme deux barres parallèles, soudées au volant, que mes mains serraient d’une force inconnue. La voiture gronde. Je reprends mes esprits. Je n’ai rien. Tout est allé très vite. Je suis vivante. Il faut que je sorte d’ici. En rentrant le ventre et serrant les fesses, je devrais pouvoir me glisser à travers la mince paroi que veut bien me laisser cette foutue porte, bloquée par les herbes folles. Je cours jusqu’au bord de la route et m’effondre.

Le ciel est rouge maintenant. Il doit être 17h30. Je suis plantée au beau milieu de nulle part, vidée. La nuit tombe vite. Aucun signe de vie. Aucun signal. Aucun animal sauvage non plus. Je panique. Quand deux minutes plus tard -une éternité-, une voiture pointe ses phares dans le virage. Comme dans un film : elle fait volte-face. Un homme ouvre brusquement la portière droite et s’en va d’un pas décidé vider la carcasse grise de mes affaires. Côté passager, une femme. L’âge de ma mère. Elle accourt vers moi. Et sans un mot, serre mon corps tremblant, très fort dans ses bras. Je mets un visage sur ma bonne étoile. Elle a des airs de Marilyn Monroe. Des cheveux d’un joli blanc, tirés en arrière comme ceux d’une danseuse. Le visage doux. Les pommettes lisses et hautes. Les yeux noisette sous un trait léger de maquillage.

Ils me font une place à l’arrière de leur 4×4, entre les mountain bikes et les back packs. Nous roulons vers le Sud. Ils s’appellent Piet et Suzan. Elle est spirituelle. Il est pragmatique. Elle est végétarienne. Il aime les barbecues et pêcher du homard. Piet est rassurant. Le front dégarni et les cheveux grisonnants. Il a l’allure sportive et le sourire d’un papa. Ses phrases commencent toujours par : « Listen, I have a story ». C’est leur dernière nuit de vacances avant de rentrer chez eux à Stellenbosch, en Afrique du Sud. Piet réserve une chambre supplémentaire à côté de la leur et une table pour dîner, « avec du bon vin », tente-t-il de me rassurer. Mon cœur se calme doucement. Quelques heures plus tard, nous arrivons à Aus. Un petit village du sud, perdu au cœur des terres rougeoyantes et rocailleuses de la vallée de Lüderitz. Ici, les chevaux sauvages fendent les plaines au galop. Au Klein Aus Vista, une table nous attend, éclairée à la bougie. Ce soir-là, Suzan dormira avec moi au cas où je ferais des cauchemars. Je n’ai prévenu ni mes parents, ni la rédaction du Petit Futé pour qui j’actualise la prochaine édition du guide Namibie. Au petit matin, Piet a trouvé des voyageurs qui prennent la route vers Sossusvlei. J’embrasse Suzan et Piet. Je grimpe dans la voiture de cet autre couple, les yeux embués. Le cœur serré. J’explose. Comment continuer le voyage sans ses anges-gardiens ?

C’était dur, mais j’ai repris le volant. Surmonté ma peur. Continué la route. J’ai rencontré la Namibie. Je l’ai bue, mangée, dévorée des yeux et écoutée chanter. Escaladé ses formes délicates sur le sable rougeoyant des dunes immenses du désert rouge du Namib. Je me suis réveillée dans des cabanes sur pilotis face à des familles d’éléphants. J’ai cédé la priorité à des troupeaux entiers de zèbres. Écouté jaser les oiseaux. Médité devant des décors magiques. Où au coucher de soleil, l’ombre des acacias se dessine sur le camaïeu jaune orangé de la savane. J’ai badigeonné mon corps de terre ocre avec le peuple Himba, me suis déhanchée jusqu’à l’aube dans les discothèques sombres du Township d’Otjiwarongo, couru sur le sol aride de la Deadvlei, salué des Hereros dans leur habit traditionnel. J’ai eu des sueurs froides seule sur les pistes cabossées. Croisé des champs de croix plantées sur les bords de route, témoins de la première cause de mortalité du pays. Mais j’ai regardé devant. J’ai arpenté le Kalahari, ce désert rouge et vivant. Terre native du peuple bushman. Avec eux, j’ai essayé la langue à clic, appris à chasser à l’arc, chanté pour faire venir le feu, taillé des bijoux dans des œufs d’autruche. J’ai ri aussi. J’ai voyagé le cœur ouvert. Grand ouvert. Avec la furieuse envie de Vivre.

Chaque jour, un « How are you today ? » m’attendait sur ma messagerie WhatsApp. Alors, le temps passe. Mais on ne s’est jamais quittés. Il y a des rencontres qui ne s’oublient pas. Cinq ans plus tard, nous sommes le 5 juin 2019. Muscadet sur lie dans papier bulle, pot de caramel au beurre salé de Guérande et gâteau nantais bien empaquetés dans mon back pack bleu, je m’envole pour l’Afrique du Sud. Je vais retrouver mes sauveurs.

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La question Fler :
De qui ferais-tu le portrait ?

De Piet et Suzan !

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