Les portes n’ont cessé de s’ouvrir sur le chemin de l’autodidacte Algérois. Se faufilant à travers les opportunités jusqu’à Nantes, Jean Blaise est à l’origine des Allumés dans les années 2000, du Lieu Unique en 2002, d’Estuaire en 2007 et directeur du Voyage à Nantes depuis 2012. Aujourd’hui, derrière ses petites lunettes et son sourire jovial, Jean Blaise incarne une personnalité incontournable de la vie culturelle nantaise.
Nous le rencontrons quelques semaines avant le top départ de cette 8ème édition du Voyage A Nantes. Au 3 rue de Crucy, derrière la façade sculptée à l’énorme petit LU, la pression est redescendue. Les conférences de presse sont données et le programme bien ficelé.
« J’ai adoré ça – lire- et aujourd’hui cela accompagne toute ma vie »
A 68 ans, sous une petite tignasse souple aux couleurs des blés, Jean Blaise n’a pas vraiment perdu sa bouille d’enfant. Le sourire facile et l’esprit blagueur, il nous raconte son histoire. Enfant dans les années 50, chez lui, il n’y a pas de livres. Il rencontre la littérature en Seconde, à l’âge de 16 ans : « Je suis allé chez un ami : une grande et belle maison avec des livres partout, des disques partout. C’était une famille qui avait les moyens, mais très décontractée. Il y avait des disques de Bach par terre, traînant entre les magazines LUI et Play boy, c’était hallucinant. » Une véritable découverte pour Jean, qui pique alors des bouquins dans la bibliothèque et se met à lire. « J’ai adoré ça et aujourd’hui cela accompagne toute ma vie ».
Entré dans le monde de la culture par la littérature, le néo-passionné s’intéresse rapidement au théâtre. Il lit beaucoup de pièces et crée même une troupe à Bordeaux. « On n’avait pas d’endroit où répéter, alors on a tapé à la porte d’un théâtre dans la banlieue bordelaise, à Saint-Médard-en-Jalles. François Collet venait d’arriver à la direction de ce centre culturel magnifique et il nous a gentiment laissé répéter le soir quand il n’y avait pas de spectacles ». Jean est alors en Licence de lettres quand le théâtre lui propose d’occuper le poste des relations publiques avec les scolaires. Il n’y connaît absolument rien, mais c’est comme ça qu’il commence à travailler à côté de ses études. Quand le directeur est appelé pour diriger le centre national d’arts dramatiques de Marseille, c’est à lui que l’on pense pour faire l’Intérim pendant un an. Sa carrière culturelle est lancée. Il dirige alors une vingtaine de personnes, dont il est évidemment le plus jeune, et s’occupe de la programmation.

Les deux pieds dans le grand bain du monde de la culture
Cette année-là, il met les deux pieds dans le grand bain du monde de la culture. Une fois l’année passée et sa licence laborieusement achevée, il n’est plus question de faire machine arrière. En effet, un poste se libère en Seine-et-Marne. Bingo ! Le voilà nommé à la direction du centre d’actions culturelles de Chelles. « J’habitais Paris, j’allais au spectacle tous les soirs, c’était génial ! A l’époque, on pouvait vivre à Saint-Germain sans problème, avec des loyers dérisoires ».
Trois ans plus tard, une nouvelle mission d’envergure l’attend. Il est appelé à créer un centre d’actions culturelles départemental en Guadeloupe. Jean accepte la mission au soleil sans en imaginer la difficulté. « Le but, c’était de créer la structure, monter une équipe de Guadeloupéens, les former, alors que moi-même je n’avais aucune formation, et ensuite partir ». Il restera deux ans et demi au lieu d’un an prévu, pour venir à bout de sa mission. De retour des Antilles, le ministère lui souffle la création d’une nouvelle maison de la culture à Nantes.
C’est à ce moment-là que Jean Blaise rencontre Nantes. « La première fois que je viens à Nantes, ce doit être un lundi 11 novembre 1982, sous Jack Lang. Personne dans les rues, personne dans les bars, d’ailleurs il n’y avait pas de bars », plaisante Jean qui s’occupe alors des programmations de tous les lieux culturels de la ville, du théâtre Graslin à la salle Paul Fort.
Nantes est un bastion important du PS, alors la résistance s’organise
Mais dès l’année suivante, en 1983, arrivent les élections municipales. Le maire socialiste Alain Chénard est rattrapé par le RPR Michel Chauty, qui n’aime pas bien leur façon de faire de la culture… Résultat : « Je me suis fait virer une semaine après, de la même façon que toutes les équipes culturelles de Nantes », se rappelle Jean. Seulement, Nantes est un bastion important du PS, alors la résistance s’organise. Vexé, Jean Blaise se rapproche de tous les maires socialistes de l’agglomération nantaise. Saint-Herblain, Rezé, Saint-Sébastien, et même jusqu’à Saint Nazaire et la Roche-sur-Yon. Tous ensemble, ils créent un syndicat finançant une équipe nomade de onze personnes : « On était itinérants. On avait un gros camion plein de matos et on créait des spectacles, des expos, des interventions en adéquation avec la ville. A Saint-Herblain, Jean-Marc Ayrault qui était maire à l’époque, on a créé un festival de Théâtre dans le Parc de la Gournerie. Ce festival a vachement bien marché. On faisait venir toutes les troupes que Nantes ne faisait pas venir : Les troupes « incorrectes ». Et les nantais se déplaçaient, à Saint-Herblain. »
Le temps d’un mandat ou six belles années de rebellions, Jean s’est lié d’amitié avec Jean-Marc Ayrault. Ce dernier avait compris une chose : à quel point la culture pouvait avoir un rôle décisif dans l’image d’une ville ainsi que dans sa volonté de dynamisme. En 1989, quand Jean-Marc Ayrault se présente à Nantes, il est élu. « Et je reviens à Nantes, avec toute mon équipe ! », ajoute Jean. A partir de là, la culture ne quittera plus les bras de la Loire. Et chaque année, la belle endormie se réveillera, un peu plus contemporaine.

Nantes apparaît comme une ville active, nouvelle, jeune et avant-gardiste…
« On a créé les Allumés, ensuite le LU, Estuaire, puis le Voyage à Nantes. Et tout ça, ça se tient », observe aujourd’hui Jean Blaise. De Saint-Herblain à aujourd’hui, il y a une continuité totale. « Les Allumés ont été très importants pour la ville ! On allait dans des friches industrielles, des vraies friches, pas comme aujourd’hui… Dans le tablier du Pont de Cheviré, dans des appartements privés, on faisait des concerts dans des hôtels particuliers de la place Mellinet, des étudiants accueillaient nos expos dans leurs studios. Il y avait déjà cette idée de rendre accessibles l’art et la culture, de faire en sorte qu’ils ne soient pas à côté de la ville mais dedans. »
Pour les Allumés, ils veulent faire venir des artistes d’avant-garde des grandes villes du monde. Jean se souvient bien : « Nous, petits Nantais, on se met sur la pointe des pieds et on fait comme si on était aussi grand que Barcelone, Buenos Aires, Saint-Pétersbourg. Et ça, ça change l’image de la ville. »
Couverte par des medias nationaux comme le Monde, Télérama, France Inter, Canal Plus – qui à l’époque n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui -, Nantes apparaît comme une ville active, nouvelle, jeune et avant-gardiste… Une ville qui retourne ses friches industrielles ! Effectivement, c’est dans cette mouvance que les chantiers navals deviennent Les Machines de l’île, l’usine LU qui fabriquait des Petits Beurres devient l’emblématique Lieu Unique. Et Nantes acquiert cette image de ville contemporaine.
Il lit Proust et écoute Bach.
Même s’il est au cœur de ces évolutions, Jean Blaise n’est pas un contemporain dans l’âme. Plutôt classique même. Il lit Proust et écoute Bach. C’est peut être ça la force d’un directeur artistique ? « Être double », comme il dit, mais surtout : « Être fasciné par l’inconnu, par l’aventure, par le projet : ce qui n’existe pas encore et qui peut exister ».
Quand il crée le Lieu Unique, le papa de quatre enfants veut absolument une librairie à l’entrée. Comme un clin d’œil : « Pour moi, ça a été déterminant, il faut partager ça. Il faut sauver des vies ! Tu sauves des vies avec la littérature ! »

Passionné par les projets de territoires, avec Estuaire en 2007, la culture s’inscrit tout d’un coup dans l’espace publique. Elle est politique, au « beau sens du terme ». A l’époque, les maires de Nantes et Saint-Nazaire, Jean-Marc Ayrault et Joel-Guy Batteux, sont en train de créer la métropole Nantes Saint-Nazaire d’un point de vue économique. Cherchant à identifier cet ensemble qui n’a pas de culture commune, ils se tournent vers Jean Blaise : « Ils me demandent de créer un événement culturel qui rassemble les deux villes. Un vrai projet de territoire. Avec mon équipe, on prend une carte et on constate l’évidence : ce qui relie les deux villes, c’est l’Estuaire de la Loire. » Tout simplement.
L’artiste se met au service d’un territoire et de son histoire
Ils font alors appel à des artistes internationaux pour interpréter ce territoire et le révéler. Ce sont des grands tels que Daniel Buren, Tadashi Kawamata, Jimmie Durham, qui sont invités à venir travailler In Situ. A Lavau, Tadashi Kawamata crée ce platelage dans les roselières pour aller retrouver la Loire sur son belvédère. Daniel Buren, lui, montre le départ de l’estuaire à travers cette espèce de longue vue, qui évoque également les anneaux de la traite négrière. « Ce n’est plus seulement une représentation, l’artiste se met au service d’un territoire et de son histoire », ajoute Jean Blaise, fasciné.
Si l’art est capable de renverser avec succès un territoire péri-urbain, alors il peut renverser la ville, eh bien Le Voyage à Nantes est né, en 2012. Une ligne, d’abord rose, qui file à travers les rues de Nantes, bifurque dans les impasses secrètement fleuries, tourne autour des places emblématiques, invite à regarder les enseignes. Cette boucle tracée au sol sur 18,34 km, ce fil vert (depuis Nantes Capitale Verte en 2013) qui jalonne des œuvres éphémères et maintenant 56 œuvres pérennes, un parcours que l’on suit, que l’on abandonne le temps d’un verre, puis que l’on retrouve. Ce voyage singulier, ce Voyage à Nantes.
L’état de la société fait que les artistes s’intéressent à l’écologie
Quand le voyage commence en 2012, les artistes nantais fuient. Jean en est persuadé : « Tout ce travail fait pendant des années a créé un écosystème, un terrain favorable à la création de toute sorte. Aujourd’hui, le nombre de collectifs, de designers, de graphistes, d’architectes, qui sont à Nantes et qui travaillent ici est énorme ! ». Que les choses soient claires, l’événement culturel n’accueille ni artistes émergents, ni artistes locaux ou écolos, mais des artistes tout court, aime préciser le directeur artistique. « On ne fait pas honte à certains artistes en leur disant : on vous a pris parce que vous êtes d’ici ». Si Nantes est une ville verte et engagée, l’aspect écologique n’est pas non plus un critère de sélection. Les œuvres s’inscrivent dans l’actualité et l’état de la société fait que les artistes s’intéressent à l’écologie : « Quand on fait le passage Bouchaud avec Evor on est en plein dans les préoccupations écologiques. Cette espèce d’oasis qui prolifère dans l’hyper-centre de la ville… C’est un acte d’artiste. »

La ville est devenue désirable, notamment grâce à l’explosion de la culture. “C’est un peu l’effet Bilbao” !
Huit éditions plus tard, les étés à Nantes ne sont plus déserts. Ce sont 650 000 touristes qui vont et viennent pendant les mois de juillet et août, soit 55 millions d’euros de dépenses et un nombre de nuitées multiplié par deux. Au-delà des touristes de passage, ce sont des étudiants qui ont envie d’être ici plutôt qu’ailleurs, des chefs d’entreprise qui souhaitent s’implanter dans le bassin de l’Ouest, des familles qui cherchent à s’installer à Nantes. La ville est devenue désirable, notamment grâce à l’explosion de la culture. « C’est un peu l’effet Bilbao. Une ville en train de mourir qui tout à coup tourne autour de son musée. C’est de l’ordre du miracle », compare Jean Blaise, qui a connu de l’intérieur toute l’évolution de la ville de Nantes, des années 80’ à maintenant.
On est une toute petite partie du budget
Difficile de plaire à tout le monde. À ses débuts, le Voyage à Nantes est controversé. Perceptible par tous, il apparaît comme l’unique acteur de la politique culturelle nantaise. Or « Le musée d’art de Nantes a tout de même coûté 60 millions d’euros et ne fait pas partie du Voyage à Nantes, par exemple. Le Château des Ducs, même s’il fait entre autre partie du Voyage, a été rénové à grands coups de millions ! La Folle Journée, Transfert… Tout ça, ce n’est pas le Voyage à Nantes. Bien sûr il y a des liens, mais si l’on résume, sachant que l’on gère aussi le pan ‘’tourisme’’, on est une toute petite partie du budget ».
Un des plus beaux aboutissements est peut-être celui-ci : « Faire accepter par le politique et la population, que sur la place du Bouffay, plutôt que le grand homme que l’on a cours Cambronne, la représentation de la ville soit un concept, une manière d’être : savoir faire le pas de côté. C’est quand même génial ! » La statue de Phillipe Ramette représente pour Jean Blaise tout le chemin parcouru. « Pour moi, Nantes, c’est Philippe Ramette. C’est le pas de côté. C’est un mec bien coiffé, propre sur lui, avec son costard, sa cravate, le bon gendre quoi.. Et en même temps, il fait le pas de côté, et il tient. Et ça pourrait être une femme ! »,
A 68 ans, Jean Blaise commence à penser au pas de côté, lui aussi. Quitter le navire nantais pour les gondoles de Venise. Alors même si la sirène n’a pas encore sonné l’heure exacte du départ, nous lui souhaitons d’ores et déjà un beau voyage !
