On retrouve Jean-Michel Landon, alias Linstable Photographie, au bar le Coin Soleil, dans le 10ème arrondissement de Paris. Les tournées d’allongés ponctuent nos longs échanges de douces gorgées d’arabica. Acteur social pendant 15 ans dans le quartier des Sablières, en 2012 Jean-Michel apprend que 60 ans d’histoire de la cité vont être démantelés.
Dans son premier livre photographique, « Une aventure inattendue », édité le 30 mai 2018, l’artiste militant retrace l’histoire et les réalités des quartiers populaires de la ville de Créteil.
Pendant 5 ans et demi, Linstable a recueilli la parole des habitants : « Je venais avec mon petit calepin ou bien j’enregistrais avec mon téléphone des conversations… » Ce sont ces bribes qui illustrent aujourd’hui les photos de son livre. Co-écrit avec un ami, cela raconte l’histoire de Claude Martin, un personnage « Monsieur tout le monde » entre le fictif et le réel, qui se retrouve par erreur au milieu des blocs. L’appréhension, la peur, la sympathie, l’attachement, puis l’amitié se succèdent entre les lignes. Et Claude Martin finit par l’aimer, la cité.

Entrée dans l’univers de la cité
« La banlieue, ça ne veut rien dire. Neuilly-sur-Seine est en banlieue ». D’emblée, Linstable pose le décor. A travers son travail de photographe social, il ne nous emmène pas en Banlieue, mais dans l’univers de la cité.
Jean-Michel ne fait pas ses 41 ans. Bonnet vissé sur la tête, sa barbe taillée entoure des lèvres pulpeuses, ses yeux sourient et pensent. On devine dans son regard qu’il rêve d’un monde meilleur, plus juste. Un monde où « les oubliés » ne le seraient plus.
L’œil plissé dans l’objectif de son Nikon 5000, Linstable, comme on appelle ici celui qui a la bougeotte, s’arrête sur la photo d’un jeune et son joint. C’est le déclic. Il ne quittera plus son appareil. A chaque clic, c’est une archive de plus dans l’histoire des Sablières. Avant les années 90, le quartier est entouré par des murs avec une seule entrée. « Une espèce de village d’Astérix, mais pas en version gaulois ! » Il rit entre deux bouchées de croissant.
Quand Linstable apprend la démolition des Sablières c’est un choc.
– « Ce quartier a quelque chose de vraiment spécial. C’est un village. Les gens avaient développé un système d’entraide et de solidarité, presque de l’autogestion. Ils vivaient la porte ouverte. Ici, jamais une maman ne portait ses courses toute seule ».
Quand la Mairie de Créteil rachète le bail du quartier des Sablières, il entame un travail de mémoire. D’un œil photographique aiguisé, précis, presque journalistique, Linstable ne raconte pas une histoire mais des histoires. Celles de ce quartier et de ses habitants. Un travail presque anthropologique.

La naissance d’un livre d’archives et d’une exposition
En 2017, poussé par les habitants, il se décide à aller plus loin. « Les gens voient ce qu’ils renvoient. Ils se trouvent beaux », dit-il fier, « S’ils ne me voyaient pas avec mon appareil, c’était bizarre ». Surgit alors l’idée du livre photographique. Mais quelque chose butte : « Je m’étais essentiellement penché sur l’enfance aux Sablières, or, je voulais que mon travail soit objectif. Il fallait que je photographie aussi les aspects négatifs, sinon c’est de la triche ». Il fallait tout montrer, sans filtre.
Jean-Michel se penche alors sur l’Echat. Un quartier parmi la trentaine que compte la ville de Créteil, à l’est de Maison Alfort. Ici, il fait un travail moins « lumineux », dit-il, moins emprunt d’innocence. Ses clichés représentent des jeunes adultes aux conditions de vie assez difficiles qui traînent dans le quartier 24h/24. Les photos sont poignantes. Elles disent la errance et l’espoir. La beauté et l’humour. Elles disent la débrouille et la drogue. Crues. Belles. Touchantes. Choquantes. Vraies. Des photos plus sombres, qui racontent une autre réalité, nécessaire pour compléter ce travail de reportage. « Dès le début, je savais que je ne voulais pas simplement un livre photo. La banlieue, c’est un terme de récupération, moi je raconte l’univers de la cité. Je ne voulais pas me cantonner à des images et que chacun y aille de son interprétation, souvent négative ».
Dans une société où l’on pointe les différences comme des obstacles, Claude Martin, rappelle l’essentiel. C’est avant tout une leçon de vie : « On a tous des différences et des points communs, c’est ça la force. C’est le fait d’apprendre de l’autre. Claude Martin – son personnage principal – c’est ça, c’est le mec plein d’a priori, à qui la réalité vient briser les préjugés. « Je n’édulcore pas la banlieue, mais le but c’est de casser les clivages ». Sorties des pages de son livre, ses photos représentent “La vie des Blocs”. Prochaine exposition prévue au bar La Terrasse, dans le 11ème arrondissement de Paris, vernissage le vendredi 12 juillet 2019 à partir de 18h.

Zoom sans zoom sur la cité
Quartier démolit, casquette de travailleur social derrière la tête, Linstable se concentre et se consacre à la photographie. De plus en plus suivi sur Instagram, exposé au Festival Atout Sud de Nantes, invité à parler de son œuvre sur plusieurs médias, l’enfant du 94 ne cherche ni l’émotion, ni la photo choc.
Il donne à voir la vie quotidienne, sans mise en scène. Et sans zoom, précise-t-il. « Parfois je suis à 30 cm de leur visage et ils ne s’en rendent même pas compte. On n’est pas dans le calcul, il n’y a aucun voyeurisme », raconte celui qui traîne de 8h du matin jusqu’au beau milieu de la nuit avec ses modèles, tissant de vrais liens de confiance avant même de sortir son appareil.
Quand les jeunes ne le connaissent pas encore, c’est tout un travail d’approche. « Pour moi, c’est du travail de fond : privilégier les rapports humains avant tout ». Il veut que tout le monde sache qui il est, ce qu’il fait et où vont ses photos. Malheureusement, c’est une façon de travailler qui se perd, pense-t-il. « Les photographes prennent beaucoup d’humains en photo, des gens déjà fragilisés et vulnérables, ne pas leur demander ne serait-ce que l’autorisation, je trouve ça lamentable. Si en plus, ils publient la photo, je trouve que c’est violer l’intimité de la personne », s’indigne Linstable, qui lui peut mettre deux heures avant d’appuyer sur le déclencheur. « La quantité c’est bien pour s’entrainer, se perfectionner. Mais produire pour produire ça ne sert à rien. Je crois que j’ai dépassé ça, et j’attends ce petit instant magique ».

Evolution urbaine, révolution humaine
Né à Créteil, enfant unique, issu de la classe moyenne, il n’a manqué de rien mais n’a jamais rien demandé. Il grandit dans une « famille à l’ancienne », dit-il, avec beaucoup de principes, beaucoup de règles, mais très peu de communication. Débrouillard très jeune, un soupçon vagabond, il passe une enfance calme, avant de passer du mauvais côté de la barrière à l’adolescence. Aujourd’hui, l’admirateur des photographes de guerres ne se dit pas assagi, mais il mène des combats plus structurés : « Je reste révolté, c’est légitime. S’assagir non, mais gagner en sagesse ».
L’État ferme les yeux
Une partie de la ville de Créteil et des institutions ne s’est pas sentie représentée, mais Linstable n’a jamais voulu faire un livre sur la ville de Créteil. Pour lui : « Quand on dit que les gens veulent vivre entre eux, ce n’est pas vrai, ils n’ont rien demandé ». Dans les années 2000, quand Paris désenclave ses arrondissements, « Les plus pauvres se retrouvent en petite couronne, par catégorie ethnique, ce qui est très grave ». Jean-Michel se souvient bien, « Systématiquement, dès qu’il y avait un déménagement, c’était une famille africaine qui emménageait. On parque bien les gens en France, ce n’est ni une légende, ni un fantasme. » Alors oui, quand on les met ensemble, les gens ont tendance à rester ensemble. Les syndromes sont simples : peur de sortir de la cité, peur de rencontrer des gens d’autres cultures, d’autres origines, d’autres modes de vie, d’autres milieux sociaux. « Et pour toutes ces raisons-là, cela forme un ghetto », conclut-il.
S’il ne voulait pas taper sur la ville de Créteil, Linstable en veut à la mairie de Paris. « On éloigne toujours plus, et ça fonctionne. Les ghettos seront de plus en plus loin de Paris. Plus le problème est loin, moins on en entend parler et moins les gens ont la capacité de se faire entendre ». Quadragénaire, ni femme, ni enfant, profondément humaniste, la folle envie de vivre de la photo et des projets plein la tête, cela prendra le temps que cela prendra, mais il se battra contre ça.

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De qui ferais-tu le portrait ?
J’hésitais entre mon père et Rimbaud, mais je raconterai la vie de mon père. Ce n’est pas monsieur tout le monde. Très peu bavard, mais qui a énormément de choses à raconter. J’ai une profonde admiration. Je suis heureux qu’il soit ce qu’il est malgré ce qu’il a traversé.