Entrepreneuse Indienne : Vibitha donne vie aux boutons
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Vibitha donne VIE aux boutons // FLER Culture
Vibitha a lancé sa marque de bijoux, VIE, il y a un an. Autour de boutons d'origines naturelles, Vibitha esquisse des objets minimalistes et uniques. Le développement durable, l'entreprenariat et la famille sont des thèmes que nous avons abordés avec cette jeune indienne au caractère bien trempé.

Matinée pluvieuse à Chennai, capitale de l’État du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde. Nous sommes en novembre, il fait 31 degrés. La mousson est passée, mais ce matin les gouttes chaudes tombent encore sous le ciel gris de la ville. Je retrouve Vibitha au D-café : “Ce café appartient à ma famille depuis plusieurs années déjà”, m’explique-t-elle. Nous nous asseyons à l’extérieur. Entre nous deux, une table surplombée d’une plaque de verre sous laquelle s’entrecroisent des boutons de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Le ton est donné. Vibitha a 28 ans, elle parle hindi, comprend le tamil, s’exprime parfaitement en anglais. En Inde, les prénoms ont des significations, pourtant : “Mon prénom ne veut rien dire, mes parents l’ont choisi car il est un mélange de syllabes entre les prénoms de mon père et de ma mère”, dit-elle en rigolant. Vibitha travaille sur sa marque de bijoux depuis 3 ans. Et c’est naturellement qu’elle a décidé de l’appeler VIE : “Ce sont les premières lettres de mon prénom et de celui de ma soeur, avec qui je travaille sur ce projet”, lancé en janvier 2018. Mais VIE, qu’est-ce que c’est ? Ce sont des bijoux fins, uniques, faits à partir de boutons : “Mon père dirige une entreprise de création de boutons naturels, à base de bois, de corne de buffle ou de coquillages”. Une affaire de famille. 

Pas de plastique, d’acrylique ou de polyester, mais des cornes de buffalos, des coques de noix de coco ou du bois.

Vibitha a rapidement travaillé pour son père pendant et après ses études : “Au début, je m’asseyais avec l’équipe et j’observais, puis lorsque j’ai terminé mes études d’art à l’université j’ai commencé à travailler pour lui. C’était loin d’être une obligation, je voulais vraiment connaître le fonctionnement de l’usine, le côté commercial et technique de l’entreprise. Je voulais apprendre car j’avais déjà une idée derrière la tête”. Baignée dans les boutons depuis son enfance, ce choix était une évidence. L’établissement exporte des boutons depuis plus de 35 ans. C’est la première usine de ce type dans le sud de l’Inde, et la seule à créer des boutons d’origine naturelle. Pas de plastique, d’acrylique ou de polyester, mais des cornes de buffalos importées du nord de l’Inde ou du Kerala, des coques de noix de coco ou du bois. L’expertise et la renommée de l’usine ont permis au père de Vibitha d’exporter ses boutons en Europe, au Japon, en Corée pour des marques comme Burberry et Hugo Boss.

Le fonctionnement de l’usine est “simple” : “Nous recevons les cornes de buffalos, nous les nettoyons, nous vérifions les moindres défauts. Toutes ces étapes sont effectuées à Chennai. Ensuite, on créer les boutons”. L’usine n’emploie que des femmes : “Selon mon père, elles ont plus le sens du détail que les hommes. Il a toujours préféré travailler avec des femmes, c’est peut-être dû au fait qu’il ait trois filles”. Vibitha ajoute qu’avant de travailler dans le monde des boutons, les femmes employées par l’usine étaient des femmes de ménage, des nourrices, ou alors sans emploi. Elles sont désormais heureuses dans leur nouvelle position. Aujourd’hui, l’usine emploie 45 femmes contre 10 hommes : “Ces derniers travaillent plutôt dans la logistique et le transport des matériaux, alors que les femmes sont impliquées dans les travaux administratifs, le contrôle qualité, le suivi des commandes, elles font 75% du travail. On peut donc dire que c’est une usine gérée par des femmes”, m’annonce Vibitha, fière.

“…J’étais exposée au côté “eco-friendly” de la mode, et j’ai décidé de me lancer”

Vibitha est créative. Photographies, vidéos publicitaires, design des bijoux, c’est elle qui se charge de tout : “Cela me demande énormément de travail, surtout la partie communication et marketing”, m’annonce-t-elle. Mais elle adore ça.

L’idée de VIE lui est apparu lors de son projet de fin d’étude. Spécialisée dans la photographie, le thème était les boutons en noix : “Mon cerveau était en ébullition, j’avais plein d’idées ! J’ai designé des bijoux, des vêtements : tout à partir de boutons”, se réjouit Vibitha avant d’avaler une gorgée de café au lait. Puis, elle termine ses études au Royaume-Uni, à Cardiff. Elle y reste deux ans, le temps pour elle de se poser les bonnes questions sur ses envies professionnelles : “Mon projet sur les boutons m’a passionné, alors j’ai commencé à faire des recherches et observer les marques européennes. J’ai beaucoup appris sur le développement durable, le recyclage et sur la conscience écologique, le consumérisme… J’étais exposée au côté “eco-friendly” de la mode, et j’ai décidé de me lancer”, explique Vibitha.

L’idée était simple : reprendre tous les boutons laissés de côté dans l’usine de son père et leur donner une seconde vie. Avec sa petite équipe, elle sélectionne les boutons les moins endommagés, elle les nettoie, et enfin elle peut réfléchir au design : “Je cherche toujours des idées autour du bouton, jamais l’inverse. Comme les boutons que je récupère sont tous différents, chaque pièce que je crée devient unique. C’est très stimulant car je dois sans cesse imaginer, m’adapter aux tailles, penser si ce bouton ira mieux dans un bracelet ou une boucle d’oreille… Mais je ne prends pas tout le crédit de ces créations !” insiste Vibitha. Elle est aidée par des artisans qui l’accompagnent. Elle designe, ils créent. Une véritable collaboration : “ils me disent si ce que j’ai imaginé est réalisable ou non, me donnent des suggestions sur des aspects techniques, cela m’aide énormément”.

Elle reconnaît sa chance de pouvoir entreprendre dans un pays comme l’Inde, où la place de la femme est encore discutable : “Si j’avais commencé mon entreprise 6 ou 7 ans plus tôt, cela aurait été plus compliqué. Mais aujourd’hui, je suis bien entourée et si je ne suis pas traitée de manière égale à l’homme, je m’en fiche. J’ai un projet, une opinion, et je ne vais pas me gêner pour le dire haut et fort !”. Derrière son regard inquiet, Vibitha reste optimiste : “Je ne vais pas m’arrêter parce que je suis une femme. Je vais voyager, je vais aller dans les salons et continuer de communiquer avec des clients, parler à des hommes sans l’autorisation de mon mari”, rigole t-elle. Pourtant, toutes les femmes n’ont pas cette chance. En Inde, on ne quitte pas le foyer familial avant le mariage. On ne sort pas avant ses 18 ans. On travaille dans l’entreprise de ses parents. Les femmes indiennes n’ont pas toutes confiance en elles et le soutien nécessaire pour tout lâcher et se lancer. Dans les villes, les choses commencent à changer : faire des études et se projeter dans un avenir professionnel n’est plus si lointain pour les citadines de la classe moyenne. Dans la famille de Vibitha, le père a été très présent au début du projet : “Nous avons une usine près de New Delhi, à la campagne. Au début, j’y allais avec mon père, il ne me laissait jamais seule car il avait peur pour moi. Mais maintenant, il me fait totalement confiance. Il a vu comment je travaille, comment je communique avec les gens, il a vu que je pouvais gérer le projet seule”, un grand pas pour cette jeune femme pleine d’ambition.

“Ma marque n’est qu’une infime solution pour éviter d’utiliser du plastique dans les objets du quotidien.”

Un certain 26 janvier 2018, VIE est lancé. Alors depuis un an, Vibitha donne vie à sa marque de bijoux, entre les marchés de créateurs et les boutiques éphémères : “J’aime partager, interagir avec les gens, répondre à leurs questions sur le côté écolo de la marque, leur raconter mon histoire. Ça me motive !”, explique Vibitha.

En Inde, le changement climatique et la pollution ont des répercussions dramatiques. L’air est pollué. Dans les rues, les rivières, les champs, le plastique est partout. Alors Vibitha me détaille ses pensées : “On doit commencer à agir pour cette planète. Il faut éduquer les enfants. Ma nièce est en primaire et reçoit des kilos de matériel scolaire en plastique, alors qu’aujourd’hui il est possible d’imaginer des solutions numériques. Les dangers de ce matériau sont banalisés. Pour moi, il n’est pas trop tard pour expliquer ce que l’utilisation du plastique non recyclable peut avoir comme répercussions sur notre quotidien. Quand j’étais petite, j’ai seulement appris qu’il y avait un trou dans la couche d’ozone au-dessus de l’Australie, alors je me suis dit “Ok, je n’irai pas en Australie””, me confie la créatrice. Elle continue : “Ma marque n’est qu’une infime solution pour éviter d’utiliser du plastique dans les objets du quotidien.” Et cela encourage d’autres entrepreneurs à se lancer : “Je sais que de petites entreprises essayent d’arranger le problème de la saleté en ville, mais ce sont des entreprises privées. Pourtant, c’est le gouvernement le plus puissant et le plus à même de régler ces problèmes. Mais ils ont d’autres priorités… Il est difficile de changer les choses dans un pays aussi grand que l’Inde”, soupire Vibitha. Heureusement, des lueurs d’espoir commencent à voir le jour. Dans l’état du Maharashtra dont la capitale est Mumbai, le plastique à été banni. Prochaine étape : le tri sélectif ?

Touche-à-tout, engagée et débrouillarde, Vibitha a réussi son pari. Derrière sa marque de bijoux minimalistes, se dessine une histoire de famille. Une histoire d’identité et d’émancipation. C’est aussi l’histoire d’un matériau naturel, autour duquel s’esquissent des pièces uniques dans le respect des hommes et de la nature.

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La question Fler :
De qui ferais-tu le portrait ?

Michael Jackson ! J’étais tellement triste à sa mort que j’ai demandé à mon père si je pouvais aller à son enterrement… Il a dit non évidemment.

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