« Si vous permettez, je travaille en même temps, je suis à la bourre. J’aimerais avancer sur ce cornet Gaillard et Loiselet, avant de partir en vacances ce soir avec ma femme. » Il passe sa main sur le cornet à pistons pour repérer les irrégularités de sa courbe. Saisit une tige en laiton munie d’une olive, l’introduit, et tapote sur l’instrument, avec un petit marteau, pour le débosseler. Fabrice Wambergue, 46 ans, luthier-vents dans un petit atelier à Montreuil, fait partie des 30% de Français qui se sont reconvertis professionnellement. Luthier 2.0, sa carte de visite, c’est son site, sur lequel il poste des articles sur les tubas, cornets et trompettes qu’il répare. C’est comme ça que le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart, « une grosse bête du jazz underground », lui a confié son Selmer Mark VI, début juillet, et que le bouche-à-oreille est en train de le faire décoller.

Fabrice n’a pas la tête de l’emploi. Chevalière en argent à l’annulaire, montre de sport imposante au poignet, polo au col remonté, jean délavé et Converses blanches. Seul son tablier bleu, tâché par le laiton « très salissant », le trahit. « Requiem pour un con » résonne depuis son poste radio, placé sous son plan de travail. « Y’a pas à dire, FIP, c’est peut-être une radio de vieux, mais c’est la plus éclectique. » Fabrice aurait aimé vivre dans les années 60. Tutoyer les artistes et musiciens qu’il admire.
Quelque chose le démange. « Je suis impatient de travailler sur le basson, mais il faut d’abord que j’en termine avec ce cornet », soupire-t-il. Il sourit : « Celui-là, je serai content de le voir partir, j’en chie. » Pour le plaisir, Fabrice se rend dans des clubs de jazz parisiens, au Sunset Sunside ou au Duc des Lombards. Erre dans des expositions avec son fils, né d’un premier mariage, « grand dadais d’1m90 qui joue de la guitare, un vrai Wambergue. »

Adolescent, la musique est sa religion, John Coltrane, son dieu.
Il enfile des gants de plastique bleu, avant de souder une pièce sur le cornet. « J’ai baigné dans un environnement musical de qualité, mon père est un grand mélomane fan de jazz. » Son premier émoi musical, en 1986, c’est du rap. « J’ai 15 ans, je suis en voyage à New-York, j’entends le groupe de hip-hop Run-DMC à la radio. Il se passe un truc. » Adolescent, la musique est sa religion, John Coltrane, son dieu. Sa voie semble tracée, mais pour faire « comme les potes », il se lance dans des études de droit. Licence à Nanterre, sans conviction. « Rien que de foutre les pieds là-bas, j’avais la gerbe. » Il monte une société d’import de guitares acoustiques, « des Breedlove à 11 000 francs ». Craque son PEL. Se « plante lamentablement » au bout d’un an. « J’étais un branlos’ à l’époque ». Alors, il entame une carrière dans le textile, « un truc purement alimentaire ».

De simple vendeur de jean, il passe directeur adjoint de WMK, une marque de textile parisienne « à 300 millions d’euros le chiffre d’affaires ». « On a vu un fort potentiel en lui, il a gravi les échelons et on a fini dans le même bureau », s’extasie Gautier, l’ex-patron devenu le meilleur ami. Sauf qu’après 17 ans dans la boîte, le poste lui « tape sur la santé ». « J’étais proche du burn-out, je me suis sauvé à temps. » Parti avec un gros chèque, il rêve de retourner à ses loisirs d’ado, et « bricoler sur des binious ». Il achète les outils, le local, se forme trois jours à l’Institut technologique européen des métiers de la musique, sous les yeux inquiets de sa femme, professeure des écoles à Saint-Denis.
« J’ai eu la chance de rencontrer un maître suisse qui m’a pris sous son aile. »
Il tire une bouffée de sa clope électronique : « J’ai eu la chance de rencontrer un maître suisse qui m’a pris sous son aile. » Le reste, il l’a appris tout seul. « On est très manuels dans la famille », confie son père Alain, concepteur de pipelines à la retraite. « Je le soutiens à 100 % dans sa démarche. Son ancien job lui assurait des revenus mais ne lui apportait rien, il a gagné en qualité de vie. » Son fils de 18 ans, lui, ne mesure pas l’impact de la reconversion de son père – il faut dire que Fabrice ne s’étendait pas sur son « métier d’avant » – mais s’intéresse, pose des questions, et lui rend visite à l’atelier.
Et le reste ? La politique ? Il fait claquer son gant en plastique : « Je m’en fous. Droite, gauche, c’est kif kif. Y’a le FN et y’a les autres ». Il ajoute : « Par mon éducation, je suis peut-être un peu plus à gauche ». Mais ultra-libéral. « Je ne suis pas un assisté, je me suis construit tout seul. Moi, les mecs qui font grève, ça me saoule. » L’actualité ? Pareil, « ça m’emmerde profondément. » Il préfère parler littérature américaine, grand fan de James Ellroy et John Fante, et de séries télés, avec « le casting plastique de malade des gonzesses de Mad Men » et « l’esthétique sublime de Breaking Bad ».

« La musique, c’est son moteur »
Fabrice est maniaque. « C’est ce qui fait qu’il commence à être reconnu », se réjouit son père. « Il va au bout des choses et au bout de ses idées, il a l’amour du travail bien fait et cherche à satisfaire ses clients. La musique, c’est son moteur », confesse l’ancien boss. Fabrice est conscient de ses compétences, même s’il reconnaît avoir encore à apprendre. « Il a un don naturel. C’est mon meilleur élève. Il est curieux, toujours l’esprit en alerte », raconte Vincent Liaudet, son maître luthier qui l’appelle affectueusement « Mon Toyet » (mon doux imbécile en suisse). Les deux hommes sont très complices. « C’est un deuxième frère pour moi », dit le professeur.
Fabrice jette un œil vers une caisse en plastique. « Bon, vous savez quoi, je vais lâcher ce cornet et je vais attaquer le basson, j’ai envie de tester un truc là. » Il colle son œil sur l’instrument, comme un marin scrutant l’horizon avec sa longue vue. « Merde, il vient d’où ce trou ? »
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De qui ferais-tu le portrait ?
Par ailleurs un type très abordable, simple, bref un mec bien.