Marcelle est une amoureuse. Amoureuse de la vie, de Paris, de la poésie et de son mari qui lui conta sans compter. Dans l’ombre d’un joli bonnet de tulle rouge, une légère pluie de paillettes saupoudre ses pommettes. Et sur son col roulé beige, son collier de perles est délicatement posé.
A 85 ans, Marcelle Rosnay à l’allure d’une grande dame. Dans le quartier du 7ème arrondissement, où elle vit, c’est un peu la star. Quand elle passe les portiques du musée Rodin, c’est “bonjour princesse”. D’origine grecque, Marcelle est née à Alexandrie, en Egypte. Elle y grandit avec ses parents, frères et sœur, sous le soleil. Son père y tient une librairie anglo-francophone où elle se réfugie souvent au sous-sol pour dévorer des livres. Avec son petit frère, Georges, devenu le grand Moustaki à la gueule de métèque, ils vont au lycée Français d’Alexandrie.

Bercée par la langue Française, à 18 ans, Marcelle suit les traces de sa grande sœur et décolle pour Paris, où elle rêve d’étudier. Elle jongle entre école d’édition et littérature à la Sorbonne. Ses parents l’aident, mais il lui faut un petit boulot pour arrondir ses fins de mois. Elle tombe nez à nez avec une petite annonce : “job dans une librairie”. Elle fonce. Jean-Pierre Rosnay, de six ans son aîné, l’embauche. A ce jour, c’est le coup de foudre. Il écrit et dit des poèmes. Il est beau. Il lui fait la cour. Marcelle est éblouie. Éblouie quand elle le voit, éblouie quand elle le lit. Éblouie.
Alors, si jeune et si timide, elle quitte son fiancé. “Je m’étonne encore de ma décision, de mon aplomb”. Effrayée à l’idée que sa fille s’amourache d’un poète inconnu et bohème, à des milliers de kilomètres d’Alexandrie, sa mère lui demande de rentrer. Marcelle veut la rassurer, elle rentre. Mais trois mois plus tard, Jean-Pierre la rejoint. Forts de leur amour inconditionnel, ils se marient au consulat français d’Alexandrie. A leur retour à Paris, ils achètent un local pour la maison d’édition-librairie. “On vendait nos livres au porte-à-porte, c’était une autre époque, il n’y avait pas toutes ses barrières et ses digicodes pour rentrer chez les gens”. C’était “une façon fabuleuse de découvrir Paris”.
“Les gens pensent, à tort, que la poésie est un art réservé aux intellectuels”
Assise sur la banquette de la cafétéria du musée Rodin, Marcelle voyage à travers ses souvenirs entre deux gorgées de café et le chahut des étoiles qui remplissent ses yeux. Elle raconte l’époque. “A la librairie, il y avait toujours du monde. Dans l’arrière boutique, les gens disaient des poèmes.” C’est de là que naît l’idée de créer un lieu dédié à dire des poèmes. “Mon mari disait : j’ai entrepris de rendre la poésie contagieuse et inévitable”, se souvient Marcelle. “Les gens pensent, à tort, que la poésie est un art réservé aux intellectuels”. Mais bien des gens changent d’avis quand ils découvrent ce nouveau lieu : “le club des poètes”. Nous sommes alors en 1961 et le club des poètes, c’est d’abord un lieu de partage. Son mari, Jean-Pierre Rosnay, poète résistant, y tournait ses émissions de radio et de télé. Il y avait beaucoup de passage. Puis, c’est resté un restaurant pas comme les autres, où l’on dit des poèmes.
Aujourd’hui, bien que leurs quatre enfants soient sensibles à la poésie, c’est Blaise qui a repris le flambeau. “J’ai fais des études d’ingénieur, avant de tout lâcher au bout d’un an pour reprendre le Club. Ma vie me manquait”, dit-il comme une évidence, lui qui a grandi entre ses murs.
Alors, rue de Bourgogne, dans le 7ème arrondissement, s’érige une façade en pierres blanches sans fenêtre. Au club des poètes, on mange du rumsteak purée maison, on se sert la moutarde dans un petit seau de plage, on boit des godets et on parle poésie. Trois soirs par semaine, à 22 heures, Blaise éteint la lumière et allume un petit projecteur. Au Club des Poètes, on dit des poèmes par cœur, chacun son tour.

Fler s’est offert une soirée poésie. Ce soir là, Florent est assis sur un tabouret haut devant le comptoir. Face à une salle pleine et attentive, le spot éclaire ses mimiques. Il se lance sur du Baudelaire. Le voyage commence : “pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, / L’univers est égal à son vaste appétit.” On se ressert un ballon de rouge. Ici, on partage la bouteille d’un litre avec ses voisins. Ce lieu a vu défiler de grands noms. On imagine le fantôme de Louis Aragon, derrière la porte cochère, revenir pour dire quelques vers et Pablo Neruda trinquer avec André Breton. Voilà comment Blaise poursuit l’aventure de ce lieu hors du temps, entre les livres, les tableaux et la musique que dégagent les voix qui s’expriment. La soirée continue. Alizée dit Tchador, un poème qu’elle a écrit après un voyage en Iran : “Petite fille, fais encore éclater la rue d’un simple rire / Défie quelques années le regard des hommes / Croque encore de tes dents le soleil et la pomme”. Comme à chaque fois, Blaise claque le dernier applaudissement. Il est implacable, comme dit sa maman : “Il est toujours quelque part assis et attentif s’il y a des trous de mémoire. Il connait à la virgule les poèmes que disent les gens ici”.
“Mon mari ne passait pas un jour sans écrire. Il marchait à l’inspiration. Peu importe l’endroit et la situation, il disait : donnez-moi un papier, un stylo”. Et la poésie l’emportait. Cet après-midi d’hiver, c’est Marcelle, à son tour, qui nous embarque au fil des vers …
Marcelle dit par cœur “jetez-vous sur l’avenir”, un poème de son défunt mari :

Faut-il encore la croire quand elle se dit un peu traqueuse? Au Club, elle tremblait, dit-elle. “Mais ça a été important, ça m’a donné de l’aisance. Les gens acceptent d’apprendre les poèmes par cœur, car après ils sont fiers d’eux”. Elle se souvient d’un jeune homme, qui disait “La prose du transsibérien” de Blaise Cendrars. Les gens allaient le voir à la fin : “mais quelle mémoire !” Ça le mettait en rage, dit-elle, “il venait de donner son cœur, pas sa mémoire”. C’est aussi ça la poésie, pour les gens comme Marcelle. “Il y a la musique, les images, les idées, les pensées… La poésie réunie tous les arts”, dit-elle. “C’est un moyen d’évasion. Je n’écris pas de poèmes, mais je trouve chez les poètes tout ce que j’ai envie de dire.” Cette passionnée voudrait ôter à la poésie l’étiquette pompeuse et ennuyeuse que lui collent les jeunes comme ils la collent à du Mozart. Selon sa sensibilité, “on est sûrs de trouver des poèmes qui nous touchent”, affirme-t-elle.
Au fond de la pièce, posé au-dessus de la banquette, Jean-Pierre Rosnay veille sur le club dans l’ombre de sa toile. Sur le portrait, il a le regard sombre. ” Mon père, raconte Blaise, était dans le tumulte, le présent, ma mère lui apportait toute la sérénité dont il avait besoin”. Il avait perdu sa mère très jeune, alors Marcelle a joué tous les rôles. “Elle était sa maman, sa sœur, son amante, son amie, sa comptable.” Rires. “Elle a été la stabilité, le port d’attache”. Jean-Pierre disait souvent à propos du club : “si Marcelle n’avait pas été là, ça m’aurait amusé trois ans et je serai passé à autre chose”. Elle représente la continuité, la pérennité même.
“J’aime beaucoup Paris, c’est une ville magnifique, ce serait dommage qu’elle devienne trop réservée à des gens qui ont de l’argent”
Contrairement à son mari qui a foulé de mille pas les pavés de Saint-Germain-des-Prés, quand elle arrive d’Egypte, le Paris bohème s’estompe déjà. Sans être nostalgique, Marcelle s’inquiète pour Paris. Dans son quartier, le chic 7ème arrondissement, chaque magasin qui ouvre est un magasin d’objets ou de produits de luxe. “J’aime beaucoup Paris, c’est une ville magnifique, ce serait dommage qu’elle devienne trop réservée à des gens qui ont de l’argent”.
“Excusez-nous, mais nous allons fermer la cafétéria”. Dehors, la nuit tombe. Nous raccompagnons la charmante Marcelle. “J’espère que je n’ai pas dit trop de bêtises”, se soucie d’une voix douce et basse celle qui incarne la patiente.